6 Formes différentielles et intégration
Ce chapitre ouvre la seconde partie du cours. On y introduit les formes différentielles : des objets qui vivent dans les variétés, peuvent être intégrés sur des sous-variétés, et dérivés sans introduire de structure ambiante supplémentaire. Les définitions de ces objets et des opérations qu'on peut leur appliquer sont assez sophistiquées. Il est donc utile de les aborder en ayant en tête quelques situations motivant leur introduction, en attendant d'en voir au chapitre suivant une utilisation d'une nature vraiment nouvelle.
On commence par contempler le théorème fondamental du calcul intégro-différentiel. Pour toute fonction à valeur réelle sur un segment , on a :
Comme toujours, la dimension un empêche de bien voir la géométrie. On considère donc une fonction définie sur un ouvert d'un espace affine et une courbe de dans cet ouvert. La formule précédente appliquée à et le théorème de dérivation des fonctions composées donnent :
Dans cette formule on aimerait voir l'intégrale comme une intégrale sur la courbe . Même en ignorant le membre de droite, la formule de changement de variable montre directement que si est un difféomorphisme croissant entre un segment et le segment et alors
Ainsi on peut intégrer la différentielle d'une fonction sur une courbe, sans privilégier de paramétrage de la courbe à condition d'en retenir l'orientation (condition de croissance sur ), sinon un signe moins apparaît. Mais le résultat ne dépend que des valeurs de la fonction aux extrémités de la courbe. Dans ce chapitre on introduira la classe plus vaste des formes différentielles de degré un. On pourra toujours les intégrer sur des courbes orientées mais le résultat dépendra en général de toute la courbe. Dans les formules ci-dessus, on note que est une forme linéaire sur , qui se nourrit du vecteur . C'est la définition générale d'une forme différentielle de degré un sur : une section de .
On se tourne maintenant vers le calcul vectoriel utilisé en particulier en électromagnétisme. On y rencontre la formule de Green-Ostrogradski qui assure que l'intégrale sur un volume de la divergence d'un champ de vecteurs est égal au flux de ce champ de vecteurs à travers le bord de :
et la formule de Kelvin-Stokes (appelée « de Stokes » par les cours de physique élémentaires) qui assure que le flux du rotationnel d'un champ de vecteurs à travers toute surface est égale à la circulation du champ de vecteurs le long de la courbe bordant :
La parenté avec le théorème fondamental ouvrant cette introduction est claire : l'intégrale d'une sorte de dérivée d'un champ de vecteurs sur une sous-variété coïncide avec l'intégrale du champ de vecteurs sur le bord de la sous-variété. Cependant ces formules utilisent plus que la structure d'espace affine de . L'intégrale de volume utilise la mesure, le flux utilise l'élément d'aire et le produit scalaire, la circulation utilise l'élément de longueur et le produit scalaire. Ce problème apparaît aussi dans la formule de changement de variables (ici on repasse à des notations moins fleuries) :
La complexité de la formule provient du fait qu'on intègre une fonction et que cet objet ne transporte pas sa mesure de volume avec lui. Ainsi la formule de changement de variable doit inclure, en plus de et , l'information sur la façon dont modifie la mesure. Cette information est le déterminant jacobien . En effet le déterminant d'une famille de vecteurs dans une base est, au signe près, le volume du parallélotope engendré par les dans l'unité de volume fournie par celui engendré par les . En particulier il est non nul si et seulement si le parallélotope est non dégénéré, c'est-à-dire que les forment une base. Le signe est positif si les deux bases définissent la même orientation et négatif sinon. Ce signe explique la valeur absolue dans la formule de changement de variables. En effet les intégrales sur et présupposent une orientation sans se soucier de savoir si la préserve (c'est une variante du problème de signe qui apparaissait dans la discussion de l'intégration sur les courbes). Ainsi on peut se passer de la valeur absolue à condition d'intégrer sur un domaine orienté et, pour obtenir une plus jolie formule, il faudrait intégrer un objet qui transporte avec lui un déterminant ou un objet apparenté à un déterminant.
Ainsi une fonction ne consomme pas de vecteur et, sans structure supplémentaire, s'intègre (s'évalue) sur les points. Une forme différentielle de degré un (par exemple la différentielle d'une fonction), consomme un vecteur en chaque point et s'intègre sur les courbes orientées. Les déterminants jacobiens sont des formes multilinéaires alternées s'évaluant sur autant de vecteurs que la dimension de l'espace et apparaissent quand on veut intégrer sur un domaine de dimension maximale. Entre ces extrêmes, on trouve des objets associant à tout point une forme multilinéaire alternée consommant vecteurs. Ces « formes différentielles de degré » s'intègrent sur des sous-variétés orientées de dimension sans utiliser de produit scalaire ou de mesure. Elles vérifient une formule de changement de variables s'écrivant sobrement
et le théorème fondamental, la formule de Green-Ostrogradski et la formule de Kelvin-Stokes sont tous des cas particuliers de la formule de Stokes s'écrivant sobrement