Contraintes locales, implications globales : plongée dans la géométrie de contact
Avec Frédéric Bourgeois
Nous avons tous appris en géométrie à appréhender l’espace grâce à des outils familiers : les longueurs, les distances et les angles. Ils nous permettent d'étudier et de décrire des formes comme les triangles, les cercles et d'autres figures que nous rencontrons dans notre quotidien. Cette géométrie traditionnelle, appelée géométrie euclidienne, est pourtant loin d'être la seule façon de concevoir l’espace. Il existe en effet des espaces où la notion même de longueur n’a pas de sens. Ces espaces singuliers sont régis par d’autres contraintes qui redéfinissent les objets géométriques que l’on peut y rencontrer. Frédéric Bourgeois s’intéresse à analyser ces objets soumis à des règles éloignées de la géométrie euclidienne.
Des espaces régis par des contraintes locales
Pour illustrer le fonctionnement de ces espaces, prenons l’exemple du patinage artistique. Sur la glace, un patineur peut glisser en ligne droite, pivoter sur lui-même et effectuer des virages. Dans cet espace, le seul déplacement impossible est un déplacement latéral : le patin raclerait la glace et ne pourrait pas glisser. Malgré cette contrainte, un bon patineur est capable d’aller partout sur la glace. Cette contrainte est donc locale et non globale. La donnée de cette contrainte locale sur ce type d’espace géométrique est appelée structure de contact.
Si l’on souhaite s’intéresser aux trajectoires possibles du patin, on va tout d’abord repérer sa position dans la largeur et la longueur, avec deux coordonnées. Il faut également prendre en compte l’angle du patin, qui est toujours tangent à la trajectoire. On obtient ainsi un espace à trois dimensions : deux coordonnées (longueur et largeur) et un angle. Les trajectoires possibles sont toutes des courbes, que les mathématiciens appellent courbes legendriennes.
Élargir les dimensions
Frédéric Bourgeois étudie ces courbes legendriennes, mais il n'est pas limité à l'espace tridimensionnel : il peut travailler dans d’autres espaces de dimension impaire : 5, 7, 9, etc. Dans des espaces de dimension supérieure, les courbes deviennent des objets géométriques plus complexes, appelés sous-variétés legendriennes. Dans un espace à cinq dimensions, les courbes se transforment en surfaces, qui doivent aussi respecter les contraintes de la géométrie de contact. Chaque fois que l'on augmente la dimension de l'espace, les objets étudiés évoluent, mais la logique reste identique.
Plutôt que d’étudier chaque sous-variété legendrienne séparément, Frédéric Bourgeois va chercher à les regrouper. Pour cela, il se pose la question suivante : si j'ai deux courbes legendriennes (en dimension 3), puis-je déformer la première pour obtenir la seconde ? Cette transformation doit respecter deux contraintes : la contrainte initiale, l'absence de déplacement latéral, et une seconde contrainte : la courbe ne doit pas se recouper elle-même.
Déterminer des invariants à l’aide de la théorie des nœuds
Cette seconde contrainte nous ramène à une autre branche des mathématiques : la théorie des nœuds. Imaginez une corde avec des nœuds, dont les extrémités sont attachées ensemble pour former une boucle. Le défi mathématique consiste à déterminer si l’on peut dénouer cette corde pour en faire un simple cercle sans nœud. S’il est impossible de dénouer le nœud sans couper la boucle, on obtient ce que les mathématiciens appellent un nœud non trivial.
Comment déterminer si deux nœuds sont équivalents ? Comment les classifier ? Les mathématiciens ont cherché et cherchent encore ce qu’on appelle des invariants. Un invariant correspond à une propriété fondamentale qui va permettre de regrouper plusieurs nœuds dans une même catégorie et d'associer ces nœuds à un nombre entier.
Le nombre minimal de dénouements nécessaires pour transformer un nœud en boucle simple est un exemple d’invariant. Par exemple, les nœuds qui nécessitent un seul dénouement, comme le nœud de trèfle, peuvent être associés au nombre 1. Associer ces invariants à des nombres entiers permet aux mathématiciens d'analyser les relations entre eux.
En géométrie de contact, Frédéric Bourgeois s'inspire de la démarche de la théorie des nœuds pour trouver des invariants qui permettent de classifier les sous-variétés legendriennes. La géométrie de contact peut donc être vue comme une généralisation de la théorie des nœuds, appliquée à des espaces de dimensions impaires et avec des objets plus sophistiqués.
Des trajectoires naturellement contraintes
La géométrie de contact permet d'analyser des trajectoires soumises à des contraintes. Par exemple, si l’on doit réaliser un créneau très serré avec une voiture, on ne peut pas se déplacer latéralement. Selon la géométrie de contact, toute trajectoire peut être approximée par une courbe legendrienne. La géométrie de contact permettrait de déterminer l’approximation, ou la marge minimum pour que votre créneau soit réalisable.
En physique, elle est utile pour analyser les trajectoires de la lumière (en optique géométrique) ou la conservation de l’énergie (en thermodynamique). Le principe de Fermat stipule que la lumière emprunte le chemin le plus rapide entre deux points. On a donc une contrainte de parcours : la lumière ne peut pas emprunter n’importe quel trajet, mais doit suivre un trajet qui minimise le temps. Le comportement de la lumière dans différents milieux peut ainsi être modélisé par des structures de contact, permettant d'analyser les réflexions, les réfractions et les interférences en fonction des propriétés du milieu.
En thermodynamique, la loi de conservation de l'énergie, qui stipule que l'énergie ne peut être détruite, est également une contrainte locale. La géométrie de contact peut donc apporter des outils pour analyser des processus thermodynamiques.
Les démarches naturelles de la physique viennent ainsi nourrir la géométrie de contact et inspirer les mathématiciens dans la construction d’invariants efficaces. En retour, la géométrie de contact permet de trouver des lois de conservation qui rendent ces systèmes plus faciles à modéliser et à prédire.
Frédéric Bourgeois est professeur au Laboratoire de Mathématiques d'Orsay à l'Université Paris-Saclay, spécialisé en géométrie différentielle et en topologie de contact. Il est également impliqué dans la recherche sur les invariants des sous-variétés légendriennes et a contribué à des projets internationaux, notamment en tant que coordinateur du réseau de recherche CAST dans cette thématique et englobant 13 pays européens.