Explorer les propriétés de mondes géométriques éloignés
Avec Pierre Pansu
La géométrie euclidienne et les doutes d'Euclide
La géométrie du collège et du lycée trouve ses racines dans l'Antiquité. Le mathématicien grec Euclide, il y a plus de 2000 ans, a formulé les grands principes de cette géométrie, où la somme des angles d'un triangle est égale à 180 degrés. Parmi les axiomes fondateurs, Euclide a introduit celui-ci : étant donnés une droite et un point hors de cette droite, il passe par le point une unique droite ne coupant pas la droite donnée. Euclide lui-même nourrissait des doutes : ce postulat, qui semble moins intuitif que les autres, est-il vraiment nécessaire ? Que se passerait-il si on le modifiait ? Est-ce que la géométrie resterait la même ou changerait-elle profondément ?
La découverte des géométries non-euclidiennes
Au début du XIXème siècle, des mathématiciens tels que Carl Friedrich Gauss, Nikolai Lobatchevski et Janos Bolyai ont démontré qu'en abandonnant le postulat des parallèles, on peut obtenir des géométries tout aussi cohérentes, mais fondamentalement différentes. Les figures ci-dessous montrent deux pavages, l'un a l'allure familière d'un carrelage de salle de bains,
l'autre est une illustration d'une géométrie qui partage presque toutes les propriétés du plan euclidien si familier, on l'appelle le plan hyperbolique.
Sur le pavage hyperbolique, on voit les triangles s'aligner le long d'arcs de cercles auxquels il faut penser comme à des "lignes droites" : ce sont les plus courts chemins entre deux de leurs points. En s'éloignant de l'axe de symétrie de la figure, on aperçoit des points par lesquels passent plusieurs "lignes droites" qui ne rencontrent pas l'axe.
L'axiome des parallèles est en défaut, il s'agit d'une géométrie non-euclidienne.
Relativité restreinte
Il paraît qu'un électron qui tourne dans un accélérateur de particules, à basse vitesse, voit devant lui une géométrie sagement euclidienne, comme la première image. Quand sa vitesse s'approche de celle de la lumière, ce qu'il voit ressemble à la deuxième image, [ref 1]. Il est donc utile que les scientifiques se familiarisent avec ce plan hyperbolique.
Croissance
La meilleure façon de se familiariser avec ce nouveau monde, c'est de s'y promener. Partant du centre de la figure, un promeneur marchant de carreau en carreau sur le pavage hyperbolique effectue 6 pas. Les différents chemins possibles lui permettent d'explorer un premier polygone formé de 88 triangles.
Et si on l'autorise à faire deux pas de plus ? Le nombre de triangles accessibles double.
Le même phénomène se produit si le marcheur doit parcourir 100 pas : deux pas de plus suffisent pour doubler le nombre de carreaux accessibles. On parle de croissance exponentielle. C'est très différent sur le carrelage euclidien,
où le nombre de carreaux accessibles croît comme le carré du nombre de pas autorisés, c'est beaucoup plus lent.
Des géométries non-euclidiennes à croissance lente
À part la géométrie euclidienne, existe-t-il d'autres géométries assez symétriques, à croissance lente ? La réponse est oui, mais il faut aller chercher dans la troisième dimension, ou davantage. L'algèbre met à la disposition du géomètre une famille de groupes à croissance polynômiale (le mot "groupe" garantit un minimum de symétrie : un espace où l'on voit la même chose, quel que soit l'endroit où l'on se place). Leurs propriétés géométriques peuvent être assez différentes de celles du plan et de l'espace euclidien. On peut en visualiser une version tridimensionnelle ici :
http://www.espaces-imaginaires.fr/works/ExpoEspacesImaginaires2.html#grand8
Dans cette image, les triangles plans sont remplacés par des polyèdres tridimensionnels dont les arêtes seules sont représentées. La croissance est polynômiale de degré 4.
Décrire la diversité
L'hypothèse de croissance polynômiale est très contraignante, et Misha Gromov a su la relier à l'algèbre, [ref 2] : les groupes à croissance polynômiale peuvent tous être décrits à partir d'une algèbre de Lie nilpotente. Le prototype est l'algèbre de Heisenberg [p,q]=ih qui gouverne le mouvement d'une particule quantique.
En revanche, on est loin de savoir décrire la géométrie de ces espaces. C'est le projet d'une branche des mathématiques appelée théorie géométrique des groupes, née dans les années 1980 des travaux fondateurs de M. Gromov. Le degré de croissance ne suffit pas à distinguer les groupes à croissance polynômiale les uns des autres. Des idées très variées, venues du calcul différentiel, [ref 3], des probabilités, des systèmes dynamiques, de l'analyse fonctionnelle, de la combinatoire, [ref 4], ont permis d'avancer mais la question n'est toujours pas résolue. En retour, les méthodes nées autour de ce problème ont un impact sur d'autres théories, comme le contrôle optimal.
Un problème à attaquer sous tous les angles ? Du sur-mesure pour le Laboratoire de Mathématiques d'Orsay, creuset où se mêlent des idées venues de tous les coins des mathématiques.
Références
[1] Dombrowski, Peter; Kuhlmann, Jürgen; Proff, Ulrich, On the spatial geometry of a noninertial observer in special relativity, Global Riemannian geometry (Durham, 1983), 177-193. Ellis Horwood Ltd., Chichester, 1984.
[2] Gromov, Mikhail, Groups of polynomial growth and expanding maps, Publ. Math. Inst. Hautes Ét. Sci. 53 (1981), 53-78. https://www.ihes.fr/~gromov/wp-content/uploads/2018/08/631.pdf
[3] Pansu, Pierre, Métriques de Carnot-Carathéodory et quasiisométries des espaces symétriques de rang un, Ann. of Math. (2) 129 (1989), no. 1, 1-60. https://www.imo.universite-paris-saclay.fr/~pierre.pansu/pansu_Annals89.pdf
[4] Llosa Isenrich, Claudio; Pallier, Gabriel; Tessera, Romain, Cone-equivalent nilpotent groups with different Dehn functions, Proc. Lond. Math. Soc. (3) 126 (2023), no. 2, 704-789. https://arxiv.org/pdf/2008.01211
Remerciements à Jos Leys pour son pavage hyperbolique, et à Pierre Berger pour la visualisation de la géométrie Nil.
Pierre Pansu est un mathématicien français, professeur à l'Université Paris-Saclay et membre du groupe Arthur Besse, reconnu pour ses recherches sur les géométries non-euclidiennes et le groupe de Heisenberg.