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    Les modèles mathématiques face aux comportements humains : du fluide à la foule

    Avec Bertrand Maury

     

    Pourquoi ralentit-on parfois sans raison apparente dans une foule, ou se retrouve-t-on à l'arrêt en voulant sortir d'un lieu bondé ? Les mouvements de foule, bien que familiers dans notre quotidien, révèlent une richesse fascinante pour les chercheurs.

     

    De la mécanique des fluides aux mouvements de foule

    Dès les années 1970, des physiciens ont établi une analogie entre une foule en mouvement et un fluide s'écoulant dans un tuyau. Cette approche a permis d'appliquer les principes de la mécanique des fluides aux déplacements humains, ouvrant ainsi un nouveau champ d'étude interdisciplinaire.

    Grains dotés d'une vitesse souhaitée

    Bertrand Maury, à l’origine intéressé par l’écoulement des grains dans des fluides, a progressivement tourné son attention vers la modélisation des mouvements de foules denses. À partir de modèles décrivant des grains passifs, il a ajouté une dimension active, en considérant que chaque individu, doté d'une vitesse "souhaitée", tente d'aller aussi vite que possible vers une destination, tout en étant contraint par les autres autour de lui.

    Grâce à ce modèle initial, bien que simplifié par rapport à la réalité, l’équipe de Bertrand Maury est parvenue à démontrer mathématiquement des résultats intéressants, qui reflètent bien ce que l’on observe dans la réalité. L’un des plus frappants est le capacity drop : lorsqu'une porte est entourée d'une foule trop dense, sa capacité d'évacuation diminue. En d'autres termes, plus il y a de personnes devant la porte, moins celle-ci parvient à en laisser passer. Un autre effet est le faster-is-slower : paradoxalement, si les individus tentent d’accélérer, la sortie devient moins fluide, ce qui ralentit l’évacuation.

     

    Vers une modélisation plus réaliste : les interactions dissymétriques

    Les premiers modèles, bien qu'éclairants, restaient académiques et présentaient une vision trop simplifiée des comportements humains. Ils représentaient les individus comme des "robots asociaux", focalisés uniquement sur l’objectif de sortir sans tenir compte des autres.

    En s’inspirant des travaux de sociologues sur les distances interpersonnelles (comme ceux du sociologue Edward Hall), Bertrand Maury a cherché à rendre ses modèles plus réalistes en intégrant des interactions sociales. Il a ainsi introduit la notion de distance interpersonnelle, cette distance que chacun tend à maintenir avec ses voisins, laquelle varie selon la culture.

    De ce fait, il a fallu prendre en compte un élément inexistant dans les phénomènes purement physiques, comme l’écoulement de grains : la dissymétrie des interactions. La dissymétrie des interactions découle de la directionnalité des fonctions cognitives : vous percevez la personne devant vous, mais cette dernière ne vous voit pas. Vous exercez donc (quasiment) aucune influence sur elle, alors qu’elle exerce une influence importante sur vous. 

    Si les équations mathématiques permettent de retranscrire de nombreux phénomènes physiques de manière très précise, la dissymétrie des interactions dans le domaine social rend les choses beaucoup plus complexes. Par exemple, on peut facilement modéliser mathématiquement la diffusion physique de la chaleur, mais si l’on souhaite modéliser la manière dont se propage une opinion, il faudra là aussi rajouter une dissymétrie dans notre modèle : on peut suivre et écouter quelqu’un qui ne nous écoute pas.

    Embouteillages à Chicago,
    (c) David, CC BY, Wikimedia Commons

    Dans le cas des mouvements de foule, Bertrand Maury et son équipe ont démontré que cette dissymétrie conduit à l’apparition d’instabilité ou d’oscillations spontanées. Par exemple, dans le trafic routier, la dissymétrie des interactions explique l’apparition de bouchons en forme d’accordéon, où les véhicules alternent entre accélération et freinage sans raison apparente. Ces oscillations peuvent surgir à partir d’une perturbation infinitésimale, surtout lorsque la densité de véhicules dépasse un certain seuil et que les temps de réaction des conducteurs s’allongent.

     

    Intégrer la civilité dans les modèles

    Pour rendre ces modèles encore plus réalistes, Bertrand Maury explore actuellement l’ajout d’une forme de civilité dans les interactions modélisées. En physique classique, une grand-mère suivie par 1000 rugbymen serait immédiatement poussée, uniquement en raison de la force physique. Mais dans le cadre social, cette grand-mère pourrait stopper 1000 rugbymen, non pas grâce à son poids, mais grâce à la capacité des rugbymen à se maîtriser et ne pas pousser, par respect des conventions sociales.

    Pour capturer ce phénomène, Bertrand Maury a développé un modèle hiérarchique intégrant une forme d’inhibition : les individus acceptent d’être en contact avec les autres, mais évitent de les pousser. Cela éloigne encore davantage du cadre physique classique et introduit un niveau supplémentaire de dissymétrie, rendant ces modèles plus complexes à reproduire à grande échelle.

     

    Applications concrètes : gestion des foules et flux urbains
    Pompidou - distance sociale

    Les recherches de Bertrand Maury ne se limitent pas aux démonstrations théoriques. En collaboration avec des institutions publiques, il a travaillé autour de la gestion des mouvements de foule lors d’évènements sportifs. Par ailleurs, il a fondé la société Signactif, qui propose des solutions basées sur des données en temps réel pour améliorer la gestion des flux dans des lieux publics. Par exemple, lors de salons d'exposition, Signactif met en place une signalétique dynamique en temps réel pour diriger les visiteurs vers les files les moins encombrées.  Aujourd'hui, Bertrand Maury poursuit ses travaux avec le géographe Patrick Poncet, cherchant à modéliser les flux à plus grande échelle dans les espaces urbains.

    Analyser les phénomènes sociaux avec des outils mathématiques nécessite de prendre en compte des variables supplémentaires, souvent absentes des modélisations physiques traditionnelles. Les travaux de Bertrand Maury ouvrent des perspectives nouvelles pour modéliser et anticiper les comportements humains dans les situations de foule dense.

     

    Bertrand Maury, chercheur au laboratoire de mathématiques d'Orsay (Université Paris-Saclay) et professeur associé à l’Ecole des Mines PSL, est un mathématicien français reconnu pour ses contributions significatives à la modélisation mathématique appliquée, notamment dans le domaine des mouvements de foule.